Quoi qu’il en soit, l’évidence est qu’elle se connecte à ce « cerveau archaïque » comme l’artiste aime à dire, tout en sachant se représenter sous un nouveau jour, dans le monde contemporain, en gardant l’apprentissage artisanal nécessaire et vital à la survie des espèces. Dans son âme et dans les particules de ses productions, elle réitère le concept – trop souvent oublié des Occidentaux – qui soutient que la vie est un mouvement permanent.Stéphanie nous écrit d’un pays lointain ; d’un pays où elle n’a plus peur de rien ; d’un pays où elle ressent les traces de vies déjà vécues; d’un pays où les choses, les ombres, la nature et les objets communiquent. Elle garde cependant l’élégance de ces gens qui réapprennent et re-expérimentent à chaque fois. Peut-être comme pour ne pas vexer un certain karma, ou peut-être encore pour ne jamais tomber dans l’arrogance du savoir ; elle se range, accepte les joies, comme les peines, la vie en somme.
En décodant cet ancien, Stéphanie Desvaux réinterprète les choses, formes et symboles qui appartiennent à la société, à ces morceaux de chacun de nous, que nous ne percevons plus mais qui documentent notre passé. Elle nait à l’île Maurice, en 1969 et reçoit son premier appareil photo à l’âge de douze ans. A ses débuts, elle réalise de nombreux portraits, puis travaille, dans les années 1990, avec Tristan Bréville au Musée de la Photographie. En 1994, la Maison Européenne de la Photographie sélectionne quatre de ses oeuvres en noir et blanc, qui font désormais partie de leur banque d’images. Elle décide pourtant de mettre sa pratique en suspens pendant les quinze années qui suivent, pour la reprendre en 2010.
Irving Penn dit que « la photographie, c’est simplement le stade actuel de l’histoire de l’humanité ». Plus nous pensons les pays fermés, affairés à leurs actualités décadentes, aux naufrages politiques et culturels, plus les photographes sont là. Ils révèlent, racontent, témoignent, inventent, réparent, reconstruisent, avec leur propre langage, celui de l’image. Ils sont parfois les décodeurs des sociétés en plein bouleversement, parfois les témoins des signes antérieurs de ces mêmes sociétés, les raconteurs d’histoires visuelles, des symboles du passé, de moments scellés pour l’éternité. De l’argentique autodidacte à la libération technologique, Stéphanie produit sans cesse. Cherchant l’épuration, elle s’inspire du travail de Jessica Bocus et son oeuvre photographique prend deux directions, l’une industrielle, l’autre dans les flous poétiques. S’unissent aujourd’hui ces deux mondes, dans la teinte, la ligne, les univers complices.
Son instinct primaire – qui ne la quitte jamais – et sa vision singulière des formes l’amènent vers les vallées mésopotamiennes pour sa première exposition à l’île Maurice – Omo – à la galerie Imaaya en 2011. Ce titre, elle le choisit parce qu’elle perçoit des visages dans les troncs d’arbre qu’elle photographie. Puis, de 2015 à ce jour, elle continue ses recherches, expose en groupe, Borderline au Granary Building, puis Metaform, à la mezzanine de Rogers House.
Retour sur 2017, là où le non hasard enclenche la suite des évènements et surtout le fait de voir se dessiner sa nouvelle exposition en solitaire, celle de sa culmination artistique, celle qui unit et donne sens à des années d’expérimentation et de recherche. Zig Ziggurat, comme un hymne incessant, une allitération rythmée qui ne s’en va plus ; Zig, pour le changement drastique, Ziggurat en métaphore à l’origine, aux édifices religieux de Mésopotamie, à leur rôle, surtout mais aussi à leur architecture à plusieurs terrasses. Le DOCK 13 offre au commissariat les trois étages qui construisent la narration voulue. C’est ainsi que s’avance, dans une thématique visuelle mais surtout éthérée, cette exposition intime et stratifiée. Il est décidément des êtres qui sont faits pour se rencontrer.
PHOTOGRAPHIE
Sur le premier plateau, lecture et logique font loi dans ses photos jamais recadrées, où se découvrent les jeux de lignes qui intensifient son art. Souvent lancée dans une forme de méditation, l’artiste est organique mais aussi graphique. Grands formats – où l’impression giclée sur du Baryta gloss, est ensuite appliquée entre le Plexiglas et l’aluminium –, petites et moyennes oeuvres – giclées sur du Hahnemühle 100% coton – s’exposent en groupe : Close, Near, Descendance, Instant, ou encore Breathe, sont autant de thèmes de lecture curatoriale, choisis pour réunir des années de travail. C’est un voyage minutieux et bien organisé ; c’est aussi l’arrêt sur image d’un instant qui ne se reproduira plus. C’est sans retour, dans son cadrage et dans son éclairage, qu’elle a l’éloquence instantanée. La palette domine aussi ses choix, cherchant l’harmonie pour habiter son regard. D’ailleurs, de part et d’autre de ses médias, les couleurs s’assemblent et se distancent, se retrouvent et communient. Il y a une récurrence dans la chair, qu’elle aime pour l’état brut, pur, à vif que cette couleur propose. C’est l’épiderme qui se manifeste sans cesse, sans jamais totalement s’exposer, dans la complexité des couches.
SCULPTURE | INSTALLATION | DESSIN
C’est sur le deuxième plateau que sa dernière expérimentation prend vie, dans la céramique, débutée il y a environ trois ans. Elle exerce un retour aux formes ancestrales, à l’univers, aux pyramides, aux sphères et autres formes géométriques et symboliques. Certaines de ses créations ne requièrent pas de décor; inutile de faire de la glaçure sur une surface pyramidale qui parle d’elle même. Sa mystique est telle que la trinité se dévoile, en figure ésotérique de conscience supérieure, d’éternité ou d’immortalité. Dans cette pratique, Stéphanie se prête au mouvement à répétition et surtout à la transformation et au lâcher-prise d’une forme qui n’est pas celle imaginée à l’origine. Dès lors, la boucle est bouclée, avec un medium qui complète un autre. Dans son travail purement photographique, il lui manquait l’aspect manuel. Son oeuvre a maintenant un corps physique dans la troisième dimension, en équilibre entre le contrôle et la perte, entre l’harmonie et la désarticulation.
Revenons l’espace d’un instant, au lieu, qui, une fois découvert, incite l’artiste à imaginer des productions majeures. L’installation prend sens dans l’espace. Elle nous permet de disposer le spacieux avec son travail tridimensionnel quotidien de taille réduite. Et puis, demanderez-vous, pourquoi ramener son lit – un décor d’atelier – dans cet espace public ? Parce que la puissance de son espace intérieur raconte aussi son travail, son rite quotidien, son chemin de croix pour en arriver là. Il est des choses sacrées qu’il ne faut pas déranger. S’additionne à cela une boite fer blanc oxydée à l’acide, une sphère à base de plaques et de fils de fer assemblés, autres hommages aux formes, au processus d’évolution, aux fenêtres sur autre chose. Puis vient le dessin – parfois utilitaire, surtout pour ses croquis – qu’elle pratique depuis toujours. Gribouillant sur papier, elle voit ses lignes omniprésentes résonner avec l’infini.
PEINTURE
Enfin, intervient la peinture, dissimulée au troisième et dernier étage de cette exposition – comme au sommet d’une Ziggurat, qui abritait toujours un temple. C’est probablement la partie la plus intime et la plus complexe de son travail ; que nous avons souhaité extraire de ses archives picturales personnelles. C’est en 2005 qu’elle entreprend des cours de peinture à l’huile, qui dureront cinq ans mais au terme desquels elle conserve ses productions. Se révèle aujourd’hui, l’oeuvre contradictoire de l’artiste, oscillant entre abstrait et figuratif, le pari fou de se mettre à nue, de se montrer, dans tous ses états. Les visages, ses anges gardiens, renvoient aux présences primitives qui vivent autour d’elle. L’abstrait quant à lui, est plus périlleux. Le lâcher-prise demande beaucoup d’effacement pour une artiste omniprésente.
Vous comprendrez qu’il se passe d’innombrables choses dans l’univers artistiquement prolifique de Stéphanie Desvaux. D’ailleurs je ne sais pas si elle voit les choses telles qu’elles sont ou telles qu’elles devraient être, mais à force de marcher dans les rues et les villages – de Maurice ou d’Inde – pour chercher l’extraordinaire de la forme, de vouloir regarder et observer pour mieux comprendre, de se connecter à elle-même, Stéphanie se découvre une direction artistique multiple et un oeil singulier, qui permettent la production d’oeuvres hybrides, flirtant sur le fil de choses et des êtres, jouant avec la vie, aux frontières d’un art pictural, documentaire et artisanal. Plus que jamais, nous avons besoin des artistes et de leur réappropriation du monde.


